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Carnet de bord

 

Le banquet

ou l'atelier du regard

performance pour acteurs et danseurs

 

 

 

 

Ma vie était un festin

 

Il s’agit de retourner à cette table, dispositif efficace au carrefour de multiples possibles (accouchement, chirurgie, mortuaire, cuisine, travail…), et en particulier à la table du banquet. Un banquet où les sensations couleraient à flot (« ma vie était un festin », Rimbaud), où elles y seraient goûtées, expérimentées à travers un ou plusieurs corps et diffractées sur les corps alentour jusque dans le regard et l’esprit des spectateurs, comme dans un amphithéâtre de médecine. La table, réceptacle de la nudité, continuera à dénuder l’humain jusqu’à la dévoration magique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le banquet agit comme un couteau à lame acérée (image du Chien andalou de Bunuel) pour le regard et la conscience de son spectateur, et déchire le principe même du spectacle en oblitérant sa raison : sans explication, sans narration, sans fiction, sans but. La contemplation d’une telle matière, échappant aux lois des différents « genres » théâtraux invite à s’ouvrir, à laisser sourdre de son propre vécu les images, les sensations, les souvenirs en résonance souterraine avec l’acte en jeu.

Le banquet dilacère la figure de l’acteur qui semble s’évider sur la scène, sur la table, pour donner à voir la personne, chair et esprit, dans sa plus simple existence, détachée de toute contrainte narrative et de tout fardeau psychologique. La situation, le cadre n’en finissent pas de figurer des personnages d’une pièce ou d’un tableau étrange, mais le dispositif par son absence de sens les éventre, et les retourne comme un gant, laissant apparaître des êtres-corps réels, dans le plus simple appareil de l’existence.

 

 

Image et imaginaire

 

Le banquet tranche l’image et accouche de l’imaginaire par son temps improvisé, jamais décidé, toujours instantané, seul à même de faire surgir des visions inconscientes, sexe et mort enchevêtrés (revoir les Peintures Noires et les Caprices de Goya).

Le banquet chevauche la mort, on ne peut le nier, et la mort s’ouvre à nous comme la face cachée de notre paradis, cette orgie des sens poussés à leur comble.

 

 

De la proximité de la peinture et de la chirurgie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Comme Titien dans Le Supplice de Marsias et Thomas Eakins dans La Clinique Gross, Rembrandt assimile dans ces tableaux le rôle du peintre à celui d'une personne - boucher, chasseur, chirurgien - dont la main découpe un corps et fouille ses chairs. [...] De surcroît une des caractéristiques générales du style rugueux, en pâte épaisse, de Rembrandt est de mettre l'accent sur la parenté existant entre la couleur et la chair humaine. Certaines de ses ouvres tardives - Le Bœuf écorché, La Conjuration de Claudius Civilis et plus particulièrement les visages inoubliables des portraits et autoportraits - nous donnent le sentiment que ce qui est construit au moyen de ce traitement de la couleur est aussi en état de décomposition. » Svetlana Alpers, Rembrandt

 

« Pourquoi organique ? D'abord parce que le peintre grec nomme organes son pinceau et son éponge. Ensuite parce que l'exercice de la peinture n'utilise que des morceaux de corps, depuis les poils d'animaux jusqu'aux peaux, tendues pour être « flagellées » de couleurs (c'est dans Plaute, notamment, que l'on trouve cette équivalence de la peinture et de l'atteinte des corps). [...] Adolphe Reinach, enfin, met en avant le fait que les instruments de peinture mis au jour par les fouilles archéologiques se distinguent à peine des instruments de chirurgie. » Georges Didi-Huberman, L'image ouverte

 

 

Expérience de l'ouverture du regard dans le banquet

 

C'est une brèche qui est faite dans l'image lorsque le corps des acteurs du banquet s'immisce progressivement dans les natures mortes pour finalement faire éclore au sein de l'image, dans la fente de l'image, un imaginaire qui échappe aux dimensions physiques de l'espace. L'image ainsi lacérée se distord et devient grosse de tout un inconscient que le moindre geste fait alors advenir.

Ouverture symbolique avec ces enveloppements, emmaillotements qui ne rendent que plus criant les apparitions de la chair, ces surgissements de morceaux de corps au travers de l'étoffe : peau superficielle que l'on entaille, coupe, arrache pour rendre visible l'incarnat.

Ces ouvertures, déchirements de l'enveloppe de toile opèrent comme les stigmates sanguinolents dans la peinture religieuse, révélateurs du corps humain et souffrant du Christ tout en maintenant sa figure divine et son corps glorieux.

Ce déchirement peut prendre une autre signification, surgissement du caché, du défendu, du tabou, tel un érotisme exacerbé, et la fascination de la chair ainsi dévoilée peut ouvrir au fétichisme. D'un pied, d'une main. Le spectateur, dont la psyché se déchire, peut laisser libre cours à son propre fantasme sur l'épiderme révélé.

 

 

Incarnation et rite de passage de l'acteur

 

À travers cette succession de déchirures dans l'image et dans le corps (symbolique), c'est le phénomène de l'incarnation du point de vue du spectateur qui est étudié, expérimenté, remis en jeu. Incarnation de l'acteur au sens où il habite une figure, un personnage ou encore dit à l'inverse, au sens où il est lui-même le lieu, le corps d'un personnage. Ce travail des sensations testées sur le corps de l'acteur rejoint d'une certaine façon l'obsession de Thomas à vouloir toucher pour croire. L'évangile se révèle par les différents indices de réalité qu'il offre à ses témoins, mais c'est finalement le toucher qui en finit des derniers doutes.

Le banquet peut aussi se comprendre du point de vue de l'acteur allongé sur la table comme un voyage sensitif le préparant ainsi à entrer en scène.

Le banquet est ainsi une chirurgie prodigieuse, à cœur ouvert, du corps du spectacle, celui de l'acteur, offert en partage au spectateur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rite, performance, jeu théâtral, événement

 

« Notre manière de vivre, nos règles, nos usages, ce que nous savons, c'est à d'autres que nous les devons, ce sont des êtres d'une autre nature que nous, des Ancêtres, des Héros, des Dieux, qui les ont établis ou instaurés. Nous ne faisons que les suivre, les imiter ou répéter ce qu'ils nous ont appris. Par essence, en d'autres termes, tout ce qui règle les travaux et les jours est reçu ; grandes obligations et menus gestes, toute l'armature dans laquelle se coule la pratique des présents-vivants procède d'un passé fondateur que le rite vient en permanence réactiver comme inépuisable source et réaffirmer dans son altérité sacrée. »

Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde

 

« L'événement n'est qu'un mode de la contingence, dont l'intégration (perçu comme nécessaire) à une structure engendre l'émotion esthétique, et cela quel que soit le type d'art considéré. »

Claude Levi-Strauss

 

 

Dévoration magique

 

... une goutte d'eau versée au bord d'un nombril, un souffle dans une oreille, un œuf posé, son poids, son origine, sur un nombril, le déclic d'un appareil photo à proximité d'une oreille, la caresse dangereuse des serres d'un rapace sur un ventre. Cette dévoration est « magique » parce qu'elle travaille sur les associations et les perversions des sens et du sens. Parce que la dévoration se fait par les sens et par le sens.

 

« La vraie question n'est pas de savoir si le contact d'un bec de pic guérit les maux de dents, mais s'il est possible d'un certain point de vue, de faire « aller ensemble » le bec de pic et la dent de l'homme (congruence dont la formule thérapeutique ne constitue qu'une application hypothétique parmi d'autres) et, par le moyen de ces groupements de choses et d'êtres, d'introduire un début d'ordre dans l'univers ; le classement quel qu'il soit, possédant une vertu propre par rapport à l'absence de classement. Â»

Claude Levi-Strauss

 

 

 

 

 

Extraits de L'image ouverte de Georges Didi-Huberman

 

« Si je replace l'image devant moi, elle ouvre la porte ou plutôt elle l'arrache. » Georges Bataille

 

« C'est que l'image ouverte traverse les temps sur le mode de l'impensé, du symptôme, de la survivance : refoulements et retours du refoulé, répétitions et après-coups, traditions et maillons manquants, mouvements tectoniques et séismes de surface. »

 

« L'image ouverte est, à sa façon, l'image toujours survivante du motif, immémorial et immédiat, de l'ouverture. »

 

« Ouvrir signifie commencer, entrer en exercice. Il y a la naissance dans ce mot, l'image concrète d'un corps qui s'ouvre pour accoucher d'un autre. Lorsque s'ouvre le cocon, on appelle imago - est-ce un hasard ? - le papillon qui s'en échappe après sa longue gestation. Ouvrir veut aussi dire creuser : creuser un abri, creuser une tombe. Avec ce paradoxe que les commencements de l'art ne nous auront été donnés que dans l'antre des grottes préhistoriques, les voûtes des lieux oraculaires, les corridors des catacombes. Lorsqu'un homme meurt, on organise un espace pour accueillir sa dépouille : on ouvre la terre, on la creuse, on l'organise en écrin de façon à créer l'accès imaginaire pour que le mort en quelque sorte recommence une vie et habite son lieu au- delà [.].Les Egyptiens, on le sait, n'ensevelissaient leurs morts qu'à procéder à un rituel de l'ouverture de la bouche [.]. Il y a même des morts qui savent dormir debout et dont l'écrin peut s'ouvrir sur leur effigie, comme cela semble s'être transmis depuis l'Orient égyptien jusqu'aux niches des reliques chrétiennes d'Occident. »

 

« L'imago romaine, dont l'existence ne se réduit pas, loin de là, au simple statut de portrait. Les effigies ancestrales des Romains de l'époque républicaine étaient, selon l'expression de Pline l'Ancien, des « masques moulées en cire », « images peintes », qui avaient la particularité d'être recloses, invisibles là-même où elles étaient exposées, dans l'atrium de la demeure familiale : elles étaient, en effet, « rangées chacune dans une niche », une sorte de boîte ou d'armoire sous laquelle on pouvait lire le titulus honorifique de l'ancêtre. Polybe a décrit, parmi d'autres, le rituel consistant, « lorsqu'un membre illustre de la famille vient à disparaître », à « ouvrir les châsses de ces images », donc à les faire apparaître, à les « parer avec une grande recherche » et les « faire porter dans le convoi funéraire ». L'expression consacrée pour cette opération par laquelle l'image devient visible - pour le seul temps de la cérémonie - est aperire imagenes, « ouvrir les images ». »

 

« Ouvrir suppose blessure et cruauté. Ne parle-t-on pas de blessure même en regardant quelqu'un qui rit « à s'en fendre la gueule » ? Or il en est ainsi pour le monde visible en général : c'est un monde divisé, un monde fendu et sans cesse refendu. Monde ouvert au sens où il se soutient d'inapaisables conflits. Monde où la « synthèse » dialectique n'est jamais qu'une apparence trompeuse en attente de sa prochaine crise ou « symptôme ». »

 

« Découvrir cette refente dans l'image revient sans doute à toucher au plus vif de son intensité fantasmatique, voire sexuelle ».

 

« Drame, mot qui signifie l'agir en tant qu'il est lourd de conséquences. Il est, en grec, un mot pour le meurtre et un mot pour le rite. Toute figure s'abolirait là même où un drame délivrerait son indice : cela veut dire, à la limite, que plus le drame serait lourd de conséquences, plus grandes, plus belles seraient l'éclaboussure, la défiguration, la tache ».

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